fiche de lecture – Odile Moreau, La Turquie dans la Grande Guerre : de l’Empire ottoman à la République de Turquie

L’ouvrage intitulé La Turquie dans la Grande Guerre : de l’Empire ottoman à la République de Turquie, a été écrit par Odile Moreau et s’inscrit dans une collection qui regroupe des études portées sur de nombreux protagonistes de la Première Guerre mondiale comme la Grande-Bretagne, l’Autriche-Hongrie ou encore moins connus, la Roumanie et la Serbie. 

            Maître de conférences à l’université Paul-Valéry, Montpellier III et membre du laboratoire de recherches au CNRS, Paris 1 (IMAF-UMR 8171), Odile Moreau est spécialisée dans de nombreux thèmes dont les principaux sont l’armée, la réforme et la circulation des élites ainsi que les relations entre le Maghreb et l’Empire ottoman. Elle est notamment diplômée de l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations orientales) en langue et civilisations turques et a soutenu en 1997 une thèse en histoire à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV) portant sur les réformes ottomanes à travers l’outil militaire, du Congrès de Berlin à la Première Guerre mondiale (1878-1914). Aujourd’hui, Odile Moreau est l’auteur de plusieurs ouvrages et de plus de soixante articles publiés en français, anglais et turc. Parmi ceux-ci nous pouvons noter L’Empire ottoman à l’âge des réformes, 1826-1914 (Paris-Istanbul, IFEA-Maisonneuve & Larose, collection : Passé ottoman, Présent turc, 2007, traduit en turc), Nouveaux regards sur les échelles de l’histoire ottomane au Maghreb (actes du colloque « Centre et périphérie : approches nouvelles des Orientalistes », Nouvelle Série Société Asiatique, Leuven, Peeters, 2008), ou encore Jeunes Turcs et organisations secrètes en lutte contre l’impérialisme(en langue turque, Dogu Bati, « II Mesrutiyet 100. Yili », n°46, Ankara, 2008, p. 9-23)[1].

            Plus d’un siècle après la fin de la Première Guerre mondiale, cette dernière est encore bien présente dans les mémoires des populations à travers les commémorations, les monuments aux morts, les différents films et documentaires produits ou encore de son étude à l’école. En France, ce souvenir  est profondément ancré à travers les générations mais inconsciemment, ce dernier est le plus souvent résumé à une échelle européenne, d’un conflit s’étendant de la Mer du Nord à la frontière italienne, opposant des soldats français aux soldats allemands. La présence du front russe est souvent évoquée à cause de la révolution bolchevique de 1917 tandis que l’arrivée des soldats américains sur le front Ouest est régulièrement oubliée. Mais la Première Guerre mondiale a connu aussi un front important à l’est de l’Europe avec l’entrée en guerre de l’Empire Ottoman aux côtés des puissances centrales, appelée aussi la Triple-Alliance. L’historienne Odile Moreau, grâce à cet ouvrage, essaie donc de remettre au centre de cette historiographie existante, le rôle de cet empire dans la grande guerre et l’impact de cette dernière sur celui-ci. En effet profondément fragilisé à l’entrée de la guerre, l’auteure évoque plutôt une guerre de dix ans (1911-1922) qui finit par détruire un empire vieux de plusieurs siècles dont sortira de ses cendres la jeune République de Turquie. Mais le but de ce livre ne repose pas seulement sur une simple description des différents théâtres de guerre en Orient mais aussi sur les différents enjeux stratégiques, diplomatiques et politiques qui ont animé l’empire durant cette période.  De fait, grâce à l’étude et le croisement de nombreuses archives récemment ouvertes, principalement ottomanes et allemandes et en dépit de la destruction parfois volontaire ou  accidentelle comme lors du bombardement de Potsdam en 1945, l’ouvrage permet de se détacher de l’historiographie traditionnelle, souvent européo-centrée, en proposant une grille de lecture multiple et croisée des aspects majeurs du conflit. Bien que ces sources soient beaucoup moins importantes que sur le front européen, elles mettent en lumière des enjeux mémoriels récents comme le génocide arménien ou la victoire de Gallipoli dans les Dardanelles en 1916. Lorsqu’en 2015, le président turc Erdogan, qui revendique l’héritage de l’Empire ottoman, décale le jour de célébration de cette victoire pour occulter celle du centenaire du génocide arménien, on ne peut qu’y voir un affrontement des mémoires de cette époque[2]. Aussi, ce livre s’adresse tout autant aux lecteurs avertis qui désirent en savoir plus sur la fin de l’Empire ottoman qu’aux lecteurs plus novices en la matière même s’il est à noter que la pluralité des détails et la répétition de certains paragraphes peuvent parfois faire perdre le fil.

            Divisé en quatre parties, l’ouvrage débute par deux chapitres portant sur les prémices du conflit et l’entrée en guerre de l’Empire ottoman. Ce dernier n’est plus que l’ombre de lui-même, amputé de territoires par les puissances coloniales au Maroc, en Algérie et en Tunisie ainsi que par les guerres de Tripolitaine face à l’Italie (1911-1912) et les guerres balkaniques (1912-1913). Humiliée par ces défaites, la priorité pour les élites de l’époque est donc d’engager des réformes militaires profondes pour s’adapter aux méthodes de la guerre moderne reposant sur le trinôme TBM (tranchées, barbelés et mitrailleuses). Cela passe notamment par un développement de la marine en passant un contrat avec la Grande-Bretagne mais aussi avec l’Allemagne pour que des délégations d’officiers dirigées par Von Sanders apportent leur expérience. La reconstruction d’une armée plus moderne passe aussi par la mise en place d’une conscription depuis 1909 mais elle est ralentie par le manque d’efficacité administrative, les tensions ethnico-religieuses et de la menace d’une banqueroute imminente. En plus des tensions internationales accrues, l’empire est aussi fragilisé de l’intérieur avec une volonté de réformes importantes et d’un certain nationalisme menant le Comité Union et Progrès (Les jeunes Turcs) à prendre le pouvoir en 1909 avec à sa tête Talaat, Enver et Cemal. Aussi à la veille de la guerre, l’auteure démontre à quel point la priorité pour l’empire est de retarder son entrée en guerre aux côtés de l’Alliance ; ou du moins y entrer de manière défensive. Courtisé par la Triple-Entente pour garantir sa neutralité grâce à des propositions financières alléchantes, le ressentiment de la présence coloniale et l’espoir de reconquérir l’Egypte ou la Tripolitaine les poussent finalement dans les bras de l’Allemagne qui la menaçait de rompre toute aide dans ses réformes militaires et pécuniaire. Ainsi, au-delà d’une simple analyse diplomatique et militaire traditionnelle, les implications idéologiques et le contexte socio-économique sont développés dans ces deux chapitres pour montrer que le traité secret avec Berlin était loin d’être acté d’avance, apportant une lecture nouvelle et profondément intéressante.

Troupes ottomanes en poste près de Gaza

            Les deux parties suivantes se focalisent sur les forces en présence et le déroulement de la guerre lors de ces quatre années, ce qui représente le corps principal de l’ouvrage. Dans la première partie, Odile Moreau décrit notamment la situation de l’armée régulière ottomane, sa composition, son recrutement et sa mobilisation. Ainsi il est évoqué à plusieurs reprises les difficultés d’intégrer les non-musulmans qui ne doivent pas être plus de 10% dans chaque unité car jugés peu fiables mais aussi les taxes d’exemptions qui évoluent au fil des années. Au final, l’empire mobilise plus d’un million d’hommes en quelques mois ce qui est un défi majeur après les pertes considérables subies auparavant et des coûts que cela engendre pour l’équiper. Toutefois en dépit des problématiques abordées concernant la mobilisation qui reste un enjeu majeur tout au long de la guerre, le chapitre V portant sur les forces spéciales ottomanes, les Teskilat-i Mahusa, demeure le plus intriguant et intéressant. En effet, il s’agit du chapitre le plus long et probablement le plus complet portant sur ces forces irrégulières composées de tribus tribales, d’anciens prisonniers volontaires et de brigands, de religieux et de minorités qui ont eu pour rôle de mener des raids contre les forces britanniques comme en Egypte mais aussi des missions d’espionnages, de sabotages. Elles ont été chargées aussi de pacifier les fronts intérieurs avant d’être utilisées comme simples forces auxiliaires. Dans la même lignée, le chapitre III portant sur la guerre de propagande demeure un incontournable et évoque la proclamation religieuse (fetwa) par le sultan Mehmed V incitant au djihad en espérant la fédération de tous les musulmans de l’empire et entraîner des révoltes dans les colonies de l’Entente. Cette idée appuyée par l’empereur Guillaume II a vu l’implication d’orientalistes allemands comme Von Oppenheim mais aussi ottoman avec le cheikh Cherif At-Tunisi par exemple. Les relations diplomatiques fluctuantes selon les intérêts entre les deux nations, le manque de moyens économiques et le paradoxe de cet appel à la guerre sainte contre les non-musulmans alors qu’ils sont alliés avec des européens expliquent en partie cet échec d’embrasement total et d’union de tous les musulmans. Toutefois comme l’aborde l’auteure, cette opération a obligé une mobilisation de contre-propagande importante du côté des Alliés et a provoqué une certaine paranoïa. Elle évoque également les révoltes marocaines obligeant la mobilisation de troupes françaises qui est un évènement peu connu. Ainsi ce chapitre montre à quel point l’épopée de Lawrence d’Arabie et la révolte des Arabes contre les Turcs a été loin d’être évidente à mettre en place par l’intermédiaire de véritables guerres d’informations. Toutefois l’on pourra regretter l’absence d’analyse portant sur la réaction des populations non-musulmanes au sein de l’empire face à cet appel au djihad ainsi que les origines plus profondes de la révolte arabe[3].

            Enfin sur l’aspect du déroulement de la guerre en elle-même, Odile Moreau décrit les différentes offensives et combats à Gaza, Jérusalem et le canal de Suez tout en mettant en avant le concept de guerre totale, en s’attardant sur les dimensions sociales et humaines.  Elle s’attarde également davantage sur le front du Caucase face à la Russie, et les Dardanelles qui est l’une des victoires les plus éclatantes de l’armée ottomane conférant une aura importante au futur meneur de la guerre d’indépendance, Mustafa Kemal. On pourra toutefois déplorer la présence de cartes stratégiques plus détaillées permettant de mieux visualiser les mouvements des armées et les différents fronts évoqués, ainsi que les gains et pertes de territoires associés en 1918 notamment après le retrait russe. Les chapitres VI et VII témoignent donc, en dépit des famines liées au blocus, de la résilience exceptionnelle des troupes ottomanes, inférieures en nombre face aux armées françaises et britanniques dans une guerre plus mobile que statique tout en luttant sur les champs de batailles intérieurs et extérieurs. Cependant la question du génocide arménien aurait sans doute mérité un chapitre à part entière et approfondi. En effet, sujet de vifs débats historiographiques et politiques, Odile Moreau arrive à éviter le piège du négationnisme et de l’engagement aveugle en se fondant sur la question de l’intentionnalité grâce aux sources disponibles et incomplètes comme l’évoque Uslu[4]. Pour autant il aurait été intéressant d’aborder plus en détails les événements liés au génocide ou même aborder le rôle des autres belligérants dans la participation ou non, dans la condamnation ou non de ces actes. De même le génocide grec pontique, bien que controversé, est évoqué très rapidement ce qui est dommage, ce dernier étant très peu connu du grand public.

            La dernière partie se décompose en deux chapitres. Le premier se focalise sur l’effondrement de l’armée ottomane qui connait un sursis grâce au retrait de la Russie. L’auteure évoque les nombreux problèmes logistiques (rationnements, chemin de fer, routes, équipements) et les nombreuses maladies qui déciment les populations civiles et combattantes tels que le typhus, la grippe espagnole, la variole ou encore le choléra. Le manque de nourriture, de matériel médical entraîne de nombreuses désertions affectant toutes les communautés mobilisées, même les Turcs d’Anatolie qui sont les plus loyaux. Outre le fait que les désertions sont typiques du front oriental, à l’opposé du front européen marqué par des mutineries, le régime politique se contente de renvoyer les déserteurs au front (hormis les arméniens considérés comme des traitres) ne pouvant se permettre de se priver de soldats. Au final lors de ce conflit, l’armée ottomane est plus impactée par les désertions que les pertes humaines à cause des conditions de vie exécrables dans les tranchées. Plusieurs exemples marquants sont évoqués comme le moment où des soldats récupèrent des uniformes britanniques pour avoir des vêtements neufs et des chaussures ou mangent du dentifrice aromatisé à la menthe pour compenser la sensation de faim. 

            Enfin le dernier chapitre évoque la fin de la guerre et la naissance de la Turquie moderne sous l’égide et l’aura de Mustafa Kemal, évoqué plus tôt. La guerre d’indépendance est facilitée par la politique de turquisation de l’Anatolie opérée par le gouvernement lors des années précédentes et le sort peu enviable réservé par les Alliés. Toutefois les rivalités entre le CUP et les nouveaux nationalistes Turcs sont évoquées trop rapidement pour comprendre comment l’empire ottoman s’effondre en quelques années face à une armée constituée majoritairement de déserteurs. Si la naissance de la Turquie en tant que telle mérite un développement approfondi pour en saisir toutes les clés, ce dernier chapitre a malgré tout le mérite de boucler la guerre des dix ans évoquée au début du livre. De plus comme le souligne Jean Marcou dans son analyse[5], la Turquie actuelle célèbre davantage la victoire de Gallipoli plutôt que la bataille contre les Grecs le 30 août 1922, ce qui peut laisser penser que l’histoire et la mémoire de l’Empire ottoman est loin d’être oubliée.

            La Turquie dans la Grande Guerre d’Odile Moreau est donc un ouvrage complet et transversal permettant de mettre en lumière un acteur du conflit souvent oublié et atypique contrairement aux belligérants européens. Il permet de comprendre les derniers instants d’un empire existant depuis le XIIIème siècle grâce à une analyse rigoureuse de plusieurs facteurs, militaires, politiques, diplomatiques, économiques et sociaux. 

Maxime Cocheux, co-responsable de l’antenne clermontoise des Jeunes IHEDN

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BIBLIOGRAPHIE :

BILLETTE Alexandre, La Turquie commémore les Dardanelles pour occulter le génocide arménien, La Croix, le 23/04/2015

Centre d’histoire sociale de l’Islam méditerranéen (CHSIM) 

MARCOU Jean, La Turquie fille de la guerre, La Vie des Idées, le 17/04/17

PITSOS, USLU,  MOREAUDébat : La Turquie dans la Grande Guerre. De l’Empire ottoman à la République de Turquie d’Odile Moreau », Monde(s), vol. 9, n°1, 2016, p 149-164


[1] Centre d’histoire sociale de l’Islam méditerranéen (CHSIM) : Odile Moreau, (ehess.fr), consulté le 17/02/21

[2] BILLETTE Alexandre, La Turquie commémore les Dardanelles pour occulter le génocide arménien, La Croix, le 23/04/2015, La Turquie commémore les Dardanelles pour occulter le génocide arménien (la-croix.com), consulté le 17/02/21

[3] PITSOS, USLU,  MOREAU, Débat : La Turquie dans la Grande Guerre. De l’Empire ottoman à la République de Turquie d’Odile Moreau », Monde(s), vol. 9, n°1, 2016, p 149-164

[4] IBID

[5] MARCOU Jean, La Turquie fille de la guerre, La Vie des Idées, le 17/04/17, La Turquie fille de la guerre – La Vie des idées (laviedesidees.fr), consulté le 17/02/21