UN OFFICIER DE MARINE FRANÇAIS EN CHINE. LES AVENTURES DE PROSPER GIQUEL

L’Histoire, on le sait, affectionne les clins d’œil. Prosper Giquel ne pouvait ainsi naître qu’à Lorient, port d’attache de la Compagnie française des Indes orientales, ce qu’il fit en 1835. A peine sorti de l’Ecole navale de Cherbourg, embarquement pour la Crimée où, officier d’ordonnance de l’amiral Rigault de Genouilly, sa conduite au siège de Sébastopol lui vaut la Légion d’honneur – il n’a pas vingt ans -. En 1857, il suit en Chine son supérieur et prend part aux opérations anglo-françaises de la seconde guerre de l’opium. La Grande-Bretagne victorienne a en effet entrepris de forcer à coups de canon portes et murailles claquemurant l’immémorial empire du Milieu en une orgueilleuse autarcie. Et entend rééquilibrer sa balance commerciale en pratiquant à vaste échelle sur ses côtes méridionales la contrebande de la drogue indienne, causant aux Célestes de dramatiques problèmes sanitaires et économiques. Le choc violent entre les deux extrémités de l’Eurasie, chacune persuadée d’incarner la civilisation face à la barbarie, va désormais façonner le destin du jeune officier. Affecté à la commission en charge de l’occupation de Canton – seul port chinois autorisant, de 1757 à 1842, le commerce étranger – Prosper Giquel a l’idée saugrenue d’apprendre une langue que ses compatriotes nomment alors tartare-mandchoue. Sa maîtrise des idéogrammes le fait vite remarquer du service des Douanes maritimes impériales chinoises, sur lequel ont mis la main les Européens, qui lui confie le poste de Ningbo, port récemment ouvert à leurs entreprises. Et bientôt menacé non des habituels pirates japonais mais de rebelles locaux d’un type nouveau. 

PHOTO 1. Prosper Giquel. Un buste offert en 2014 à la ville de Fuzhou par Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères. (photo Alain Caporossi) 

La dynastie sino-mandchoue des Qing, qui depuis 1644 occupe le trône du Dragon, a certes au XVIIe siècle mené l’empire à l’acmé de sa civilisation – le quart de la population et de la richesse du monde -. Mais elle vacille à présent sous les coups des nations d’Occident que la Révolution industrielle a mué en puissances coloniales, et craint de subir le sort de l’Inde… Plus redoutable encore est l’effroyable misère accablant des centaines de millions de ruraux, soumis aux caprices d’une nature impitoyable et aux exactions des lettrés-fonctionnaires et autres notables. Dans les années 1850, un jeune homme aigri de successifs échecs aux examens mandarinaux, à la personnalité instable, se trouve en proie à des visions, interprétées à l’aune de brochures reçues à Canton de missionnaires chrétiens. Dieu, et Jésus dont il s’avère le frère, l’investissent de la mission d’éradiquer un Mal incarné par la dynastie mandchoue : Hong Xiuquan passe vite de la prédication à l’insurrection. Le mouvement Taiping est né, plus vaste et sanglante révolte paysanne de l’histoire humaine, qui de peu manque de jeter bas l’empire Qing. Un temps séduits par ses emprunts au christianisme, consuls et missionnaires occidentaux prennent vite leurs distances, effrayés de l’hétérodoxie diplomatique et religieuse des Taiping… et volent au secours de la dynastie en péril. Charles Gordon, auquel le Soudan fera un jour perdre la tête, lève une Ever Victorious Army et taille des croupières à leurs troupes. Hors de question de laisser à la perfide Albion pareil monopole. Après l’enseigne de vaisseau Paul d’Aiguebelle, Prosper Giquel prend la tête d’un Armée toujours triomphante, force franco-chinoise de quelques deux mille hommes qui dispute plusieurs villes aux rebelles de Hong. 

Le plus vaste chantier naval d’Extrême-Orient 

La vaillance du long nez, désormais en congé de la Royale et que les Chinois nomment 日意格, n’est pas passée inaperçue de l’un des rares hommes d’Etat réformistes du temps, Zuo Zongtang persuadé, à l’encontre des conservateurs de la Cour regroupés derrière la redoutable impératrice douairière Cixi, qu’il faut, pour sauver la Chine de la sujétion « imiter les barbares pour contrôler les barbares ». Et pour ce faire, doter d’une marine moderne un empire dont les stratèges ont toujours eu les yeux fixés vers la seule Asie centrale, redoutant le déferlement des cavaliers d’un nouveau Gengis Khan, alors qu’il est pour la première fois assailli par la mer…

PHOTO 2. La nécessité d’une marine forte pour une puissance continentale : une leçon de l’histoire chèrement payée par la Chine… (photo Alain Caporossi) 

Inspiré du Japon Meiji, Zuo confie au commissaire impérial Shen Baozhen la construction d’un arsenal moderne, destiné à fabriquer des vapeurs de type français. Il sera à Mawei, jouxtant la cité de Fuzhou dans la province maritime du Fujian, face à la grande île que les Portugais ont baptisé Formosa, l’île belle. Plusieurs milliers d’ouvriers chinois, une pincée d’experts étrangers, dont le lieutenant de vaisseau Giquel est la figure de proue : en sus des forges et ateliers, l’arsenal est doté d’une division française qui enseigne dessin et construction navale et d’une autre anglaise dédiée à la navigation. 1869 : des cales de ce qui est alors le plus vaste chantier naval d’Extrême-Orient sort le premier vapeur, suivi d’une quarantaine d’autres, destinés à la flotte du Fujian d’une marine impériale jusqu’ici constituée de jonques de guerre au mieux propres à effrayer pirates et contrebandiers…

Une révolution, la production mécanisée, fait ses premiers pas dans l’empire. Et se double d’un projet insensé mûri par Shen Baozhen : envoyer chez les barbares de l’Ouest les meilleurs éléments de l’école de l’arsenal étudier la fabrication des armes et navires. Sous les cris d’indignation des tenants de la tradition confucianiste, le premier groupe d’étudiants chinois de l’histoire gagne les Etats-Unis en 1872. Ils coupent prestement leur natte, signe d’allégeance à la dynastie mandchoue, s’américanisent à vive allure, avant que d’être honteusement rejetés par West Point et l’académie navale d’Annapolis. Un cuisant échec, insuffisant à décourager Shen : trois ans plus tard, un second groupe part pour l’Angleterre et la France, sous la houlette de Prosper Giquel. Les participants sont répartis entre les arsenaux de Toulon, Cherbourg, l’Ecole des mines de Paris, les forges de Saint-Chamond et du Creusot. D’autres contingents suivront… 

PHOTO 3. Le premier hydravion chinois, fabriqué à l’arsenal de Fuzhou reconstruit après la guerre franco-chinoise. (photo Alain Caporossi)

L’un des deux seuls étrangers à jamais porter la pelisse mandarinale en soie jaune impériale, hommage de la Chine, Prosper Giquel murmure désormais à l’oreille des plus hauts dirigeants de l’empire en charge des relations avec les nations étrangères qui ont entrepris de se partager le « gâteau chinois ». La France n’est pas la moindre, qui participe au système des traités inégaux, verrait volontiers étendue son influence au midi de l’empire du Milieu et, après la Cochinchine, veut un protectorat au Tonkin. Mais le Vietnam des Nguyen est tributaire séculaire de la Chine des Qing… Prosper tente tout pour éviter la guerre, en vain. 1884, l’amiral Courbet attaque la flotte du Fujian et envoie par le fond dix de ses navires « modernes », tandis que fument les ruines de l’arsenal de Fuzhou, bâti à l’aide des Français, détruit par les canons de la République. Et que sombrent les espoirs du mouvement Ziqiang (« auto-renforcement »), qui pensait sauver l’empire vermoulu en le réformant à l’occidentale… Jules Ferry, « le Tonkinois » sollicite Giquel pour le projet d’un traité de paix, maigre consolation… A la veille de repartir pour la Chine, il décède à Cannes en 1886. 

Sa figure, et l’épopée de l’arsenal, demeurent vivantes en Chine. Les plus hauts dignitaires, dont un certain Xi Jinping en poste quinze années au Fujian, se rendent aux superbes musées de Mawei méditer sur ce qu’il en coûta à la Chine de négliger sa marin. Prosper Giquel poursuit lui dans l’anonymat son œuvre salvatrice : basé au port d’Etel, un canot de sauvetage perpétue son nom. L’Histoire, on le sait, affectionne les clins d’œil. Et, davantage encore, prise l’ironie. 

Alain LABAT 

Bibliographie 

LEIBO Steven A., Transferring Technology to China : Prosper Giquel and the Chinese Self-Strengthening Movement, Berkeley, University of California Press, 1985