La guerre du futur selon l’armée de Terre

 

Avec la nouvelle vision stratégique, l’armée de Terre se positionne de manière à produire des « Multi-­Domain Operations à la française ». Qu’auraient-elles de différent avec ce que l’on peut voir aux États-Unis ?

Thierry Burkhard  : La notion américaine de Multi-­domain operations (MDO) est, je crois, très intéressante, car nous faisons aussi le constat, au sein des armées françaises, d’une contestation de la supériorité opérationnelle occidentale. Ces MDO sont la combinaison des effets produits dans l’ensemble des milieux dont on pressent qu’ils pourraient devenir contestés, voire verrouillés par des pays adverses, jusqu’au « déni d’accès », c’est-à‑dire l’interdiction de certains espaces ou de certains milieux. En créant des ruptures dans les systèmes adverses, les MDO doivent permettre de retrouver des possibilités de manœuvre opérationnelle. Néanmoins, comme tout concept d’origine étrangère, nous devons l’appréhender avec notre expérience et notre propre analyse stratégique, car il revêt aussi une dimension politique bien précise : permettre aux États-­Unis de rester maîtres de la compétition stratégique avec la Chine et la Russie. C’était déjà l’objectif secondaire assigné au Network centric warfare, il y a vingt ans.

Il est donc essentiel de partir de notre appréciation de situation et de notre intention. Quel est l’état du monde qui nous entoure et de quelle armée de Terre notre pays a‑t‑il besoin ? Aux portes mêmes de l’Europe, nous assistons au retour des rapports de force dans les relations internationales, aux déploiements de grandes unités, aux intimidations. À ces manifestations très visibles s’ajoutent des opérations insidieuses. De plus en plus de pays agissent sous le seuil du conflit ouvert, avec des actions non revendiquées dont l’attribution est très difficile : cyberattaques, frappes à distance, opérations d’influence, etc.

Il est probable que les guerres de demain ressembleront à un mélange de conflits ukrainien et libyen, entre hybridité et risque d’escalade. Il est tout aussi probable que les adversaires s’affronteront dans tous les champs et tous les milieux. Aujourd’hui, j’estime que nous ne sommes pas suffisamment préparés à ce type de conflits, qui nécessitent une coordination complexe et dynamique des effets cinétiques et immatériels, et ce, du niveau tactique au niveau stratégique. Il nous faut donc durcir l’armée de Terre pour qu’elle soit capable de faire face à ces engagements encore plus difficiles que nos opérations actuelles, déjà bien éprouvantes.

Mon objectif est de proposer au chef d’état-­major des armées une nouvelle offre stratégique en 2021. Nous avons donc entamé un travail de réflexion en profondeur sur notre concept d’emploi des forces terrestres. Je souhaite déterminer le rôle que pourra jouer la composante terrestre dans des opérations multimilieux et interarmées. Je suis convaincu qu’à l’avenir, il nous faudra encore mieux combiner nos actions dans les milieux traditionnels – terre, air, mer, espace – mais aussi dans un nouveau champ de conflictualité – le cyberespace – ou dans des champs renouvelés – informationnel et cognitif.

Cette synergie des effets interarmées n’est pas nouvelle, elle existe notamment en bande sahélo-­saharienne. Mais dans des conflits de haute intensité, le maintien de notre supériorité opérationnelle impose de changer d’échelle. La combinaison des effets dans les champs matériels et immatériels doit être systématisée : les forces terrestres y ont toute leur place en menant ou en concourant, suivant les situations. Je pense que nous avons beaucoup à apporter dans ce type de manœuvre. Le milieu terrestre est celui dans lequel vivent les populations, c’est tout sauf un milieu homogène. Il est à la fois celui où la possibilité de déborder l’adversaire est la plus probable, mais aussi celui où il est le plus difficile de lui interdire de manœuvrer. Il est celui où la dialectique des volontés se manifeste par tous les moyens : les plus sophistiqués comme les plus rudimentaires. Combiner les actions et les effets est donc en quelque sorte un langage naturel pour l’armée de Terre.

Avec un double impératif de concentration des efforts et d’économie des moyens, l’armée de Terre a lancé, depuis plusieurs années, une réflexion en profondeur sur le combat collaboratif. Nous en voyons les résultats aujourd’hui avec le système SCORPION qui doit permettre à nos unités de combat de concentrer leurs effets sans avoir à concentrer excessivement leurs moyens. S’appuyant sur une compréhension partagée du champ de bataille, notre capacité à traiter un élément ennemi identifié par d’autres effecteurs que celui qui l’a détecté sera accélérée et démultipliée, jusqu’aux plus bas échelons.

C’est dans ce contexte que doit se comprendre l’actuelle rénovation du segment médian de nos capacités avec la livraison du Griffon et bientôt du Jaguar et le déploiement du Système d’information au combat SCORPION (SICS). La prochaine étape sera la modernisation du segment lourd avec, entre autres, le Main ground combat system (MGCS), futur char de combat franco-­allemand, à l’horizon 2035, et le système d’artillerie du futur – Common indirect fire system (CIFS) – qui permettra, couplé aux drones et aux satellites, de fragiliser les bulles d’interdiction par des tirs de longue portée. Mais au-delà de l’armée de Terre, la vocation de SCORPION est bien d’être élargi au combat collaboratif interarmées et interallié. C’est un des projets de la vision stratégique – baptisé Titan – qui doit permettre aux systèmes de communication de nos armées d’être d’emblée interconnectés pour renforcer in fine la synergie des effets et d’obtenir la supériorité multimilieux (…)

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