Vers une nouvelle guerre des polices ?

La gendarmerie française est un outil extraordinaire, dont l’État ferait bien de prendre soin s’il ne veut pas le perdre.

Malgré leur tradition séculaire de dévouement et d’abnégation, la patience des militaires de la gendarmerie a des limites. S’ils ont maintes fois prouvé leur capacité à s’engager dans des conditions extrêmes lorsque les circonstances le nécessitent, ils n’acceptent plus de se faire avoir – et ils ont raison ! Malheureusement, on peut craindre que le gouvernement n’ait pas pris la mesure de l’exaspération de la gendarmerie face à la police nationale et à ses syndicats, et les conséquences risquent d’être lourdes.

Les dernières semaines, en effet, ont mis en évidence de manière presque caricaturale ce qui sépare la gendarmerie de la police nationale.

Après le passage d’Irma à Saint-Martin, les gendarmes se sont mobilisés pour faire face, aux côtés de l’armée de terre et de la sécurité civile. Pendant que la direction générale organisait le rapatriement en urgence des familles et l’arrivée des renforts, les militaires, dont certains avaient eux aussi vu leurs logements détruits, restaient sur place pour participer aux secours, lutter contre les pillages et permettre la continuité de l’autorité de l’État. Parmi ceux qui n’étaient pas initialement engagés sur ce terrain, plusieurs milliers de gendarmes de tous les corps et de tous les grades se portèrent volontaires dès les premiers jours pour relever leurs camarades de Saint-Martin et Saint-Barthélémy et leur permettre de rejoindre leurs familles évacuées.

Presque simultanément, en métropole, un groupe d’extrême-gauche a incendié des véhicules dans deux casernes de gendarmerie, à Limoges et Grenoble. Outre l’agression inacceptable que cela représente en soi, rappelons les risques évidents de propagation des incendies à des bâtiments qui ne sont pas seulement des locaux de travail, mais aussi les logements des militaires et de leurs familles.

Et enfin, le matin même où dans toute la France les gendarmes, choqués, découvraient l’incendie de Grenoble, ils apprenaient que 2.000 CRS se faisaient porter pâles. En plus de leurs missions normales, du dispositif exceptionnel dans les Antilles, et de la préoccupation bien légitime de renforcer la sécurité de leurs casernes et surtout des familles qui y vivent, les gendarmes ont donc dû en urgence remplacer leurs « camarades » policiers, soudain de facto en grève.

Pour couronner le tout, les gendarmes sont bien placés pour savoir que les revendications des organisations syndicales de la police n’ont en l’occurrence aucun sens, puisque la fiscalisation partielle de l’IJAT (elle reste exclue de l’impôt sur le revenu) a été compensée par une revalorisation à due concurrence.

Naturellement, les gendarmes ne sont pas tous de preux héros seulement soucieux du bien public, et il y a aussi dans la police nationale des fonctionnaires de grande valeur, et des unités réellement efficaces. Gardons-nous donc des jugements à l’emporte-pièce. Ceci étant, des déséquilibres persistants doivent être soulignés.

La gendarmerie est en charge de 95% du territoire et 50% de la population, et encore la population augmente-t-elle nettement plus vite sur son secteur qu’en zone police (2/3 de la hausse de population en France est en ZGN – Zone Gendarmerie Nationale). Or, malgré l’ampleur géographique de ses circonscriptions, la gendarmerie ne dispose que de 99.000 ETP réalisés là où la police nationale en a près de 149.000 (rapport IGA/IGF de février 2017), et elle ne peut compter que sur l’aide d’environ un quart des policiers municipaux, ceux-ci étant massivement implantés en ZPN – Zone Police Nationale. En outre, près de la moitié de l’emploi des escadrons de gendarmerie mobile (l’équivalent des CRS) se fait en ZPN, alors que les renforts de CRS en ZGN sont pour ainsi dire inexistants.

Naturellement, la police nationale et ses organisations syndicales savent rappeler que la ZPN concentre environ deux tiers des crimes et délits, mais est-ce une fatalité ou un triste indicateur de manque d’efficacité ?

> Car enfin, les habitants de la ZPN ne sont pas tous moins honnêtes que ceux de la ZGN ! Si donc on considère que pour prendre en compte sa population « normale » la police dispose de 99.000 ETP, comme la gendarmerie, cela lui laisse un « surplus » de 50.000 ETP qui devraient pouvoir se consacrer entièrement à la population la plus difficile des zones urbaines. En d’autres termes, la police nationale, si elle le voulait, pourrait déployer dans les seuls « territoires perdus de la République » relevant de sa responsabilité l’équivalent de la moitié des effectifs de la gendarmerie ! D’ailleurs, cette dernière a aussi sur sa zone de compétence un nombre important de quartiers sensibles, et subit les exactions d’habitants de la ZPN dont les activités de prédation ne s’arrêtent pas aux frontières de leurs communes.

Il y a déjà quelques années, la Cour des Comptes estimait que 0,7 gendarmes suffisaient à faire le travail de 1 policier. Autrement dit, en termes de « production de sécurité », les 149.000 policiers ne correspondent qu’à 104.000 gendarmes – ce qui d’ailleurs reste supérieur aux effectifs réels de la gendarmerie ! Une fois encore, il n’est pas question de dire que les policiers seraient intrinsèquement moins bons que les gendarmes. La différence porte sur l’organisation, et en particulier le temps de travail, sujet sensible s’il en est. En outre, le statut militaire permettant de nombreuses astreintes non rémunérées, il donne à la gendarmerie une capacité de montée en puissance inégalée en cas d’urgence, comme on l’a encore constaté dans les Antilles. En situation de crise, tous les préfets de France et de Navarre savent vers qui ils peuvent, ou ne peuvent pas, se tourner.

Bien évidemment, d’autres paramètres doivent être pris en compte si l’on veut dresser un bilan comparé rigoureux de nos forces de sécurité intérieure. L’efficacité très variable de la réponse pénale, notamment, qui parfois transforme la lutte contre la criminalité en tonneau des Danaïdes et condamne un nombre élevé de fonctionnaires ou de militaires à toujours « courir après les mêmes voleurs ». Les conditions de vie très dégradées de beaucoup de policiers à Paris, aussi, en particulier en début de carrière.

Il n’en demeure pas moins que la tension monte chez nos gendarmes. Pour l’instant, ils répondent présent. Mais s’ils devaient avoir le sentiment que les organisations syndicales de la police étaient mieux écoutées et obtenaient plus du gouvernement que n’obtiennent leur hiérarchie et leurs représentants, ils auraient hélas toutes les raisons d’en conclure que les grèves sont plus efficaces que le dévouement. Triste message à délivrer aux forces de l’ordre, alors même que la menace terroriste est toujours aussi élevée.

Jusqu’ici, l’État sait qu’il peut compter sur les gendarmes pour remplacer au pied levé des milliers de policiers soudainement « malades ». Mais il sait aussi qu’il n’aurait personne vers qui se tourner si cette « maladie » devait s’étendre à la gendarmerie – sans même parler des autres armées, épuisées par Sentinelle, étranglées par les coupes budgétaires, et excédées par le mépris d’un gouvernement dont le porte-parole dédaigne les « poètes revendicatifs », et considère comme une sanction de charger un député de s’intéresser à la défense de la France.

Aurélien Marq
Polytechnicien et haut fonctionnaire chargé de questions de sécurité intérieure

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