« Pour notre pays, l’utilité d’une garde nationale se discute »

À deux reprises, François Hollande a évoqué la création d’une garde nationale. L’éclairage de Georges-Henri Soutou, spécialiste d’histoire militaire.

Par Jean Guisnel

Publié le 23/01/2016 à 11:26 – Modifié le 23/01/2016 à 13:17 | Le Point.fr

 

Quand le président de la République, chef des armées, parle, il ne saurait s’exprimer dans le vide. Ses propos sur la garde nationale – la première fois lors de son discours au Congrès le 16 novembre et la seconde lors de sa présentation des vœux aux armées le 14 janvier –, manquent pourtant de précisions. Georges-Henri Soutou*, spécialiste d’histoire militaire et des relations internationales et professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Paris-Sorbonne (Paris-4), membre de l’Académie des sciences morales et politiques, apporte au Point son éclairage.

Le Point.fr : Dans l’article que vous publiez dans le numéro de janvier de La Revue Défense nationale, vous rappelez que la garde nationale américaine est une véritable « deuxième » armée.

Georges-Henri Soutou : Les missions de la garde nationale américaine ne sont effectivement pas cantonnées au maintien de l’ordre intérieur ou aux opérations de secours. Elle participe également aux opérations extérieures au point qu’elle peut représenter jusqu’au quart des effectifs déployés. De plus, l’organisation, l’équipement et même le commandement des unités de la Garde nationale ont été rapprochés de ceux de la réserve de l’US Army et de l’US Air Force. L’idée qu’on se fait en France d’une garde nationale, force supplétive assurant des tâches de maintien de l’ordre, mais pas vraiment au-delà, est donc très éloignée de cette « armée bis » que l’on connaît aux États-Unis.

François Hollande a évoqué la création d’une garde nationale en France. Mais il reste extrêmement vague et clairement son idée n’est pas faite. Pourquoi ?

Parce que la question est d’une grande complexité, très discutée au sein de l’institution militaire. Le vrai problème, c’est celui du passage des armées d’un mode expéditionnaire – celui qui découle de la suspension du service national en 1996 –, aux interventions sur le territoire national. L’opération Sentinelle que l’on voit dans nos rues et nos gares est nécessairement provisoire, dès lors qu’on demande à des soldats, qu’on ne sait même pas où loger, d’accomplir des tâches de surveillance bien en deçà de leur niveau de qualification. Ils ne sont pas faits pour ça ! Il convient de trouver un démultiplicateur de force qui permettrait aux armées de disposer d’effectifs supplémentaires pour assurer ces nouvelles tâches.

Concrètement, quelles options seraient possibles ?

J’en vois deux. Ou bien créer une garde nationale sur le modèle américain, ce qui me semble très peu vraisemblable. L’autre option, c’est de développer ce qui existe, à savoir les réserves opérationnelles que l’on peut mobiliser en cas de besoin. Mais comment équiper cette réserve, la loger, lui trouver des points de rassemblement sans ponctionner le budget des armées ?

La réserve opérationnelle se divise en deux composantes numériquement équivalentes : les armées d’une part et la gendarmerie de l’autre. Or, les armées n’ont plus aucune implantation dans la plupart des départements français, complètement démilitarisés. Ce qui n’est pas le cas de la gendarmerie, présente partout. Qu’en pensez-vous ?

Le problème, c’est que la gendarmerie ne dépend plus aujourd’hui que du ministère de l’Intérieur. Son lien institutionnel avec les armées a été coupé. Le maillage du territoire – ou son absence – constitue un problème évident qui fait partie de l’équation, à tel point que, s’agissant de ce thème, on entend parfois des militaires parler de « reconquérir le territoire national ». Observons également que la protection nationale contre le terrorisme actuel, mondialisé et « informatisé », avec  des moyens de communication très difficiles à contrôler et disponibles partout pour quelques euros, exige des moyens humains et matériels qui dépassent ceux de la gendarmerie. À mon avis, la réponse au terrorisme doit regrouper l’ensemble des compétences des armées et de la gendarmerie. En ce sens, une revitalisation des réserves des deux ensemble, armées et gendarmerie, serait une excellente réponse technique aux problèmes posés par le terrorisme. Une garde nationale créée en dehors de ces structures aurait du mal à réunir les compétences nécessaires, à être plus qu’une force supplétive évoquant les « gardes-voie » de 1914 -1918, qui ne répondrait pas aux problèmes posés aujourd’hui.

Si je vous comprends bien, vous opteriez plutôt pour un aménagement de l’organisation actuelle, plutôt que pour la création d’une garde nationale ?

Elle serait une structure supplémentaire, dont l’utilité pour notre pays – à mes yeux – se discute. Dans les milieux universitaires, j’entends déjà des débats entre collègues qui pensent à la garde nationale de Louis-Philippe et qui posent de nombreuses questions : qui organiserait et commanderait ces unités ? Qui les recruterait et sur quelles bases ? Il faudrait qu’elles soient « citoyennes » et qu’aucun élément « suspect », c’est-à-dire « bourgeois », ne vienne les polluer. Franchement, le risque de politisation d’une éventuelle garde nationale existerait bel et bien si on ne la mettait pas en place avec de grandes précautions.

Dans vos réflexions, une garde nationale intégrerait-elle les unités militaires de la Sécurité civile ?

Si on retient le principe d’une garde nationale, bien sûr, car il faudra partir de l’existant. Mais il faudrait y intégrer également les pompiers volontaires. Ils présentent toutes les caractéristiques d’engagement, de sang-froid, de formation physique et de disponibilité qu’on serait en droit d’attendre d’une garde nationale. Cela permettrait d’ailleurs de disposer d’un ensemble très efficace en cas de catastrophe majeure, naturelle ou industrielle, ce qui est aussi l’une des missions de la garde nationale aux États-Unis.

Il faut aussi réfléchir à ce que font les Suisses, que je connais bien. Leur système, qui repose sur une obligation absolue de service, n’est pas transposable en France. Mais il faut avoir en tête des points essentiels de l’organisation de la défense helvétique. Elle est basée sur la qualité et la disponibilité des effectifs. Ils peuvent mobiliser 35 000 hommes en dix jours, avec des régiments prêts à protéger Berne et les trois grands aéroports de Zurich, Bâle et Genève. Ils sont très avancés sur l’utilisation des compétences civiles des soldats.

Auteur de La Grande Illusion : quand la France perdait la paix 1914-1920, Tallandier – 2015.